L’Amérique de nos rêves et l’Amérique de nos désillusions

Article : L’Amérique de nos rêves et l’Amérique de nos désillusions
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10 juillet 2016

L’Amérique de nos rêves et l’Amérique de nos désillusions

Elle est belle l’Amérique. Tout le monde le sait. De par le monde, bien des pays lui envient sa place, ouvertement ou secrètement. On lui envie sa grandeur, sa puissance commerciale et financière, son laissez-faire technologique, ses grands espaces, bref, sa belle folie des grandeurs. Combien de gens chez moi au Togo ne rêvent encore d’y arriver un jour ? Oui, même si on la critique de temps en temps, on admire cette Amérique de tous les excès, peut-être encore plus, depuis l’élection de Barack Obama.

Il existe une autre Amérique, dont on attend beaucoup parler aussi, mais qu’on apprécie un peu moins au-delà des frontières. Si on admire l’Amérique de la Statue de la Liberté, symbole de l’égalité de tous, on conçoit moins l’Amérique truffée d’armes à feu. Si on s’inspire de la maturité de l’Amérique grand précurseur socio-culturel, on comprend moins l’Amérique encore minée de préjudices raciaux. Toutes ces versions de l’Amérique existent bel et bien aux Etats Unis, et sous d’autres formes encore, certaines merveilleuses, d’autres révoltantes.

Depuis près de vingt ans que je vis aux Etats-Unis, je n’arrive pas encore à cerner tous les aspects de cette Amérique. Je suis bien loin de me considérer comme « intégrée ». Non pas parce que je n’ai pas la nationalité américaine : c’est un choix. Je me sens enrichie de cette culture dont j’apprends encore tous les jours, mais j’y adapte mes antécédents culturels acquis au Togo et en France. Je me sens comme chez moi, et mes enfants sont chez eux, mais il me reste encore beaucoup de choses à appréhender. Il y a encore trop de choses que je ne comprends pas de ce pays.

Je ne comprends rien des motivations de tous ces Américains qui sont si adeptes des armes à feu. Je ne comprends pas ce sacro-saint droit au port d’arme, un droit constitutionnel soit, mais à quel prix ! Je ne comprends surtout pas comment tout individu qui le souhaite peut obtenir une licence, acheter un pistolet au supermarché et se promener avec dans la rue. Je peux imaginer les raisons qui ont poussé les Pères fondateurs à inclure ce droit dans les textes constitutionnels à l’époque. Il me semble pourtant que cet amendement est à la base de bien des tragédies que nous vivons de nos jours. Oui, je l’avoue, je ne suis pas au stade de chauvinisme qui me ferait accepter l’Amérique sous toutes ses formes, sans poser de questions.

C’est clair, je ne suis pas le symbole qu’on recherche si on veut prouver une intégration totalement réussie. Je ne suis pas la seule apparemment. C’est le cas de beaucoup de notre génération d’immigrants. Contrairement à nos aînés qui sont arrivés à tout absorber de la culture d’adoption sans rechigner, notre génération prend ce qui lui plait, s’interroge sur certains concepts complexes, et rejette ce qui ne lui est pas compatible. Ce n’est pas par calcul, c’est un processus qui se fait naturellement. Nous avons aussi la chance de garder un contact constant avec nos pays d’origine, à travers des retours réguliers, et les réseaux sociaux. Nous avons des moyens de comparer, régulièrement, et nous nourrissons, parfois utopiquement, l’espoir d’un retour aux sources, chez nous.

Malheureusement ce n’est pas le cas des Afro-américains, ceux qui descendent d’esclaves. Ils n’ont pas l’option de rentrer, même si certains ont essayé un retour en terre africaine avec un succès parfois mitigé. Ils sont ici chez eux, mais il y en a encore beaucoup qui ont du mal à trouver leur place dans la société américaine. « Comment est-ce possible ? », nous demandons-nous.  Ils n’ont pourtant pas connu autre chose, comme nous autres, et ne peuvent pas invoquer de conflit culturel. Toujours est-il que beaucoup se sentent lésés, oubliés. Parfois ils s’en prennent à nous, Africains qui arrivent ici, et en peu de temps accèdent à un statut que certains Américains noirs n’atteindront peut-être jamais dans leur vie. Et nous y arrivons tout en gardant un œil sur nos pays d’origine.

Certains immigrants n’acceptent pas que les Noirs-américains aient du mal à réussir, avec la chance qu’ils ont d’être nés Américains. D’aucun parlent de complaisance de la part de certains Noirs qui refusent de travailler et attendent encore allègrement des réparations pour l’esclavage subi par leurs ancêtres. D’autres invoquent du bout des lèvres l’inégalité sociale qui sévit dans beaucoup de milieux à forte concentration noire, et qui réduirait les chances d’avancement. D’autres reconnaissent plus ou moins, que la société américaine n’accorde pas aux Américains noirs les mêmes opportunités qu’aux autres citoyens. Difficile à comprendre, comme tant d’autres choses ici.

Cette semaine, la situation est d’autant plus difficile à comprendre du fait des multiples évènements qui sont survenus en 48 heures. Une fois de plus, c’est la consternation générale. Les américains se démènent pour comprendre. Les mouvements de protestation battent les rues, les communiqués et messages fusent sur les réseaux sociaux. Les analystes tournent en boucle à la télévision, les grands journaux partagent les mêmes titres : « l’Amérique est en état d’alerte, sous le choc ». On revient aux mêmes conclusions que par le passé : il faut trouver l’harmonie entre les races, il faut réformer la police, il faut corriger le système judiciaire, et il faut limiter les armes à feu. De l’autre côté de l’Atlantique, le Président Obama ne peut que se contenter d’un message enregistré avec un air de père de famille désemparé, fatigué des incessantes frasques de ses enfants. Que faire d’autre en ces cinq mois qui restent, qu’il n’a pas pu faire en presque huit ans ? Que peut-il dire encore, face aux reproches venant tant de ses opposants que de certains de ses supporters qui voyaient en lui le symbole d’une nouvelle ère, d’une Amérique « post tension raciales ».

C’est vrai, on croyait tous que l’élection de Barack Obama était le début d’une nouvelle Amérique. Une Amérique qui pourrait enfin se redéfinir, et annihiler son passé ségrégationniste pour de bon. Malheureusement ce n’est pas encore le cas. Obama a pourtant fait de son mieux, mais ce n’était pas assez. Le pays est toujours en conflit contre lui-même et il n’a pas pu le réconcilier. N’en déplaise à certains de ses détracteurs de l’extrême droite, dont Donald Trump qui a longtemps cherché à lui discréditer sa nationalité américaine, Barack Obama est bien le produit de cette Amérique aux multiples facettes. Il représente bien cette Amérique de plus en plus métissée qui se cherche une nouvelle identité. Cette nouvelle Amérique des mélanges qui coexiste encore avec la vielle Amérique toujours séparée et stratifiée dans certains coins. Cette nouvelle Amérique qui voudrait enfin passer à autre chose, au lieu de retrouver des séquelles de la ségrégation dans tout acte connoté de tension raciale. Celle qui voudrait oublier son lourd passé mais se le voit rappeler à chaque coin de rue, à chaque coup de force entre policier blanc et jeune noir.

Le visage de père désemparé d’Obama, je le comprends, et je ressens les mêmes sentiments d’impuissance et d’inquiétude. En tant que mère de deux garçons, dont l’un entrera bientôt en adolescence, comment ne pas imaginer le pire pour eux plus tard, s’ils étaient un jour confronté à un policier ? Comment faire en sorte qu’ils ne se retrouvent jamais dans une situation où un geste déplacé pourrait leur coûter la vie ? Comment continuer de vivre passivement dans ce pays, sans protester contre toutes ces occasions où la couleur de la peau constitue un stigma ? Comment se résigner à l’idée que ce pays qui nous a tant apporté, offert tant d’opportunités à nous immigrants, continue pourtant de nourrir des vestiges d’intolérance hérités de son passé esclavagiste ?

J’ai beau me dire que mes enfants sont bien éduqués, avec une discipline « à l’Africaine » donc incapables d’arrogance envers les forces de l’ordre. J’ai beau croire qu’ils seraient forcément épargnés tout désagrément. Mais je sais bien que c’est une illusion. A travers les débats divers sur les réseaux sociaux, on retrouve les mêmes illusions. Les débats fustigent justement les allusions au fait que certains des jeunes abattus par la police seraient des voyous et des délinquants ayant refusé d’obéir aux ordres. Soit, certains des victimes de bavures policières sont des jeunes de la rue. Mais pas tous, et rien ne prouve que tous aient été en infraction. A moins d’avoir été présent au moment des faits, telle la jeune femme qui a rediffusé les derniers instants de son conjoint en direct, personne ne sait exactement ce qui a pu entraîner ces policiers à utiliser un tel niveau de force. La seule certitude qui revient à chaque fois, c’est la couleur de peau des protagonistes : policier blanc, victime noire.

Alors que Barack Obama se prépare à quitter ses fonctions, voilà le fiasco qui fait tâche sur son bilan, le gros boulet qu’il pensait laisser derrière, mais qui le suivra jusqu’au seuil de la Maison Blanche. A l’heure où l’anxiété nous ronge devant la possibilité d’une prochaine présidence Trump, les derniers évènements nous rappellent que la réalité pourrait être pire d’ici quelques mois. L’Amérique nouvelle,  celle dont on rêvait avec Obama, pourrait bientôt devenir l’Amérique isolationniste et anti-immigrants de Donald Trump. Que feront-nous alors, nous immigrants ? Allons-nous plier bagage et rentrer chez nous comme semble le suggérer tant d’articles plus ou moins lucides sur les réseaux sociaux ? Non, probablement pas.

Soyons réalistes, nous sommes ici chez nous, et nous devons participer au débat et au combat pour cette Amérique des mélanges, celles des opportunités pour tous, celle de nos rêves. Une Amérique qui offrirait l’opportunité d’une harmonie sociale, où chacun, noir, blanc, métisse, ou immigrant, pourrait se comporter sereinement, sans regarder de toutes parts, pour s’assurer de l’œil bienveillant de son voisin. Celle où chacun serait libre de se reconnaître noir-américain, chinois-américain, togolais-américain, sans que cela ne dénote un dessein contre l’intégration ou le désir d’appartenance. Reconnaissons que le combat du mouvement «Black Lives Matter » est aussi le nôtre, et participons-y comme nous le pouvons. Une fois que les émotions se seront apaisées, ne retournons pas tranquillement à nos rêves, en attendant qu’un autre incident vienne nous rappeler nos désillusions.

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Commentaires

Ecclésiaste Deudjui
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Bonjour ou bonsoir Corinne. Je suis carrément fan de cet article. C'est vrai que tu as mis quelques gants au début mais on sent que tu as rédigé ce papier avec ton coeur. Loin d'être une attaque contre Obama, c'est plutôt ta frustration que tu lui manifestes. Et puis il y a ta peur face à une Amérique plus improbable et plus dangereuse encore, celle d'un certain Trump. Et en passant tu fais bien de signaler que beaucoup de Noirs qui se font assassiner par des policiers Blancs, c'est généralement la faute à leur "arrogance".
Je termine en disant que ce superbe article est surtout la complainte d'une mère togolaise qui s'inquiète pour la sécurité de ses enfants américains. Chapeau Djifa !... Et ça me vient du fond du cœur.

Djifa Nami
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Merci beaucoup Eccle. En effet, j'ai pas voulu "saquer" Obama mais c'est sur qu'il n'a pas mis la pression comme il le fallait. Tant pis...en attendant on prie, qui vivra verra!

Benjamin Yobouet
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Texte profond, analyse bien filtrée, ce billet est l'expression des réalités, des sentiments qui viennent du plus profond du coeur. On espère que l'avenir sera malgré tout radieux - Bien à toi :)

Djifa Nami
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Oui on prie. Merci Benjamin.

Mawulolo
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Djifa, édji né fa nô siaaa...

Djifa Nami
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Pas facile, mais Akpe loo Roger.

Aissata
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Superbe article qui reflète parfaitement le sentiment de beaucoup d’immigrés. On l’aime cette Amérique pourtant, elle représente à la fois les espoirs les plus fous et les désillusions les plus cruelles!
On prie pour qu’elle s’améliore... je ne perds pas espoir.

Serge
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A propos des armes à feu, il n'y a rien qu'un film de John Ford ne puisse expliquer: "The Man Who Killed Liberty Valence", ou un film d'Arthur Penn... pourquoi pas "La Porte du Paradis" de Cimino; la série "Deadwood". On y trouvera les explications à ce fait culturel américain.

Après la lecture du livre de Ta-Nehesi Coates sur l'Amérique actuelle, je suis assez inquiet pour l'avenir de ce pays.

Serge
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Petite correction: "The Man Who Shot Liberty Valance" :)

Djifa Nami
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Oui il y a de quoi mais on garde l'espoir.